On s'en va
Il est des rêves qui naissent autour d’une terrasse parisienne, celle du bord de rue désagréable et pourtant ô combien charmante. Ce n’est ni un taxi qui klaxonne au feu, ni un solex enragé qui viendra dénouer cette liasse de points géographiques qui se dessinent sur l’imposante carte qui s’éveille depuis notre imaginaire. Les filles de la table d’à côté évoquent les souvenirs d’un été festif en Europe de l’Est en attendant leurs amants. On se souvient de nos virées françaises plus jeunes, avec les aïeux. On admet que d’où revient notre collègue mériterait sa place sur l’itinéraire qu’on s’établit discrètement.
Ah qu’il nous ferait du bien ce voyage, sortir de ce moyen quotidien, fuir le temps de quelques semaines, quitter ce studio et ces affreux transports en commun. Sauf qu’on ne sait pas le faire. Il y a cette peur de l'inconnu qui nous serre - mère d’une bataille complexe - cette peur de partir seul qu’on ne surmonte pas. Alors on ironise, on idéalise l’attente d’une âme sœur féérique pour l’entreprendre. Et même si l’on est un rescapé de notre solitude, on ne se lance toujours pas. On accepte ce vide et ce silence, on accepte cet appartement sans âme ni présence dans lequel on attend. Chaque nuit, l’angoisse de partir nous étreint. Le lendemain, elle laisse place au désarroi d’un réveil seul. Les week-ends et les jours fériés ne sont que de longues journées solitaires qu’on aurait pu s’octroyer pour allonger ce songe d’un périple sur la côte Est des Etats-Unis. C’est ainsi que l’impression que la vie nous file entre les doigts persiste, comme le sable des déserts d’Algérie qu’on a vu qu’en photo. Comme ce train qu’on n’attrappe jamais, dans lequel on ne monte pas.
Mais il est des soirs différents, des soirs où l’on se fait une promesse, un projet de revanche. Dessiner des itinéraires imaginaires, écouter les autres, lire des guides ne suffisent plus. Lorsque ceux-ci sont impuissants, lorsque les rêves, les mots ou les lectures s'effritent, il faut passer à l’action. Ce voyage n’est plus une chimère. On fait sa valise, on claque la porte en fermant les yeux et on part la tête emplie d’allégresse car c’est le voyage de toute une vie qu’on entame. On s’en va.